La vigne mariée : un système agroforestier ancestral pour une viticulture d'avenir
La viticulture moderne, souvent caractérisée par la monoculture intensive, fait face à des défis croissants liés au changement climatique, à la perte de biodiversité et à la dépendance aux intrants.
Dans ce contexte, la « vigne mariée », ou vita maritata, émerge comme une solution prometteuse, renouant avec une sagesse ancestrale pour une agriculture triple performante.
Un héritage millénaire
Cette technique, également appelée « vigne en hautain », englobée dans ce qui est communément appelé la « vitiforesterie », consiste à cultiver la vigne en l'associant à un arbre tuteur vivant [1]. Historiquement attestée depuis l'Antiquité en Méditerranée par les Grecs, les Scythes et les Romains, et notamment par les Étrusques en Italie, la vigne, de par sa nature de liane, s'épanouit pleinement en hauteur en s'accrochant aux arbres[2]. Des espèces comme l'érable champêtre, l'orme, le mûrier, le peuplier, le noisetier, le charme ou même certains arbres fruitiers (pêchers, cerisiers, oliviers, amandiers) étaient traditionnellement utilisés[3].

Performance agronomique : renforcer la résilience et la biodiversité
L'intégration d'arbres dans les vignobles apporte des bénéfices agro-environnementaux significatifs : [4]
Atténuation des aléas climatiques
Les arbres agissent comme des amortisseurs climatiques, protégeant la vigne des phénomènes météorologiques extrêmes. Ils offrent de l'ombre, réduisent le rayonnement solaire direct et la chaleur du sol, limitant ainsi les risques d'insolation et de stress hydrique pour la vigne, particulièrement en période de canicule [5][6]. En hiver et au printemps, la canopée des arbres peut aussi limiter l’impact des gelées tardives, en maintenant les bourgeons et jeunes pousses de vigne à une hauteur où l’air est moins froid (1,5 à 2 mètres du sol)[7]. Les arbres peuvent aussi augmenter l'humidité relative de l'air par évapotranspiration, et leur système racinaire profond agit comme un « ascenseur hydraulique », puisant l'eau des couches profondes du sol pour la rendre accessible à la vigne, même en période de sécheresse[5].

Amélioration de la biodiversité
L'agroforesterie viticole crée des habitats variés et des refuges pour une faune auxiliaire diversifiée (insectes, arachnides, chauves-souris, oiseaux)[4]. Ces auxiliaires (comme la chrysope, le syrphe, ou la guêpe Anagrus atomus) contribuent à la régulation naturelle des ravageurs (cicadelles, tordeuses de la grappe, cochenilles) et des maladies, réduisant ainsi la dépendance aux produits phytosanitaires[5].
Santé et fertilité des sols
La présence d'arbres améliore la structure du sol, sa porosité, l'infiltration et la rétention d'eau[6]. L'apport de matière organique par les feuilles et les racines des arbres stimule l'activité microbienne du sol (bactéries, champignons mycorhiziens, vers de terre), essentielle à la fertilité et à la résilience du système. Les recherches du projet VITIFOREST, bien que récentes pour les jeunes parcelles, montrent un impact positif des arbres sur la population de vers de terre et la qualité microbiologique des sols[6]. De plus, les arbres sont d'excellents fixateurs de carbone, contribuant à l'atténuation du changement climatique par le stockage de CO2 dans leur biomasse et dans le sol[8].

Performance économique : diversification et valorisation
La vigne mariée offre des opportunités de diversification des revenus pour l'agriculteur et de réduction des coûts :
Multi-production
Outre le raisin, les arbres peuvent produire du bois (d'œuvre, de chauffage, bois raméal fragmenté ou BRF), des fruits (noix, cerises, amandes, poires, pêches) ou du fourrage pour le bétail. Cette diversification atténue l'impact des aléas climatiques sur une seule récolte.[5]
Réduction des charges
En élevant la vigne, les besoins en structures de palissage coûteuses sont réduits, l'arbre servant de tuteur naturel et pérenne. La régulation naturelle des ravageurs peut également diminuer les besoins en traitements phytosanitaires. L'espace au sol entre les rangs d'arbres peut être utilisé pour d'autres cultures (céréales, légumes) ou pour l'élevage (poules, ovins), optimisant l'utilisation de la surface agricole.[6][9]
Qualité et image
La vigne mariée peut produire des raisins de qualité, voire supérieure, avec des profils aromatiques uniques, influencés par la flore environnante[5]. Cette approche soutient une image positive du vignoble et de ses produits auprès des consommateurs, valorisant l'authenticité et la durabilité. Elle ouvre aussi des perspectives pour l'œnotourisme et l'agritourisme[10].
Malgré ces avantages, la vigne mariée peut présenter des défis économiques et pratiques, notamment en termes de main-d'œuvre nécessaire (taille et récolte manuelles), d'adaptation de la mécanisation, et de contraintes réglementaires (par exemple, la reconnaissance des échelles comme poste de travail sécurisé)[3].
Performance sociale : valorisation du patrimoine et création d'emplois
La réintroduction de la vigne mariée est également un acte social fort :
- Préservation du patrimoine culturel
C'est un retour à des pratiques millénaires, souvent liées à des traditions familiales et à des paysages historiques, comme en Italie où certains paysages de coltura promiscua sont classés au patrimoine culturel national. Elle permet de perpétuer et de transmettre un savoir-faire paysan précieux.[3]
- Développement local et emploi
Bien que plus exigeante en main-d'œuvre, cette méthode peut générer des emplois. Elle peut également renforcer l'attachement des familles à leur terre et à l'agriculture[7].
- Amélioration du cadre de vie
Les vignobles agroforestiers contribuent à des paysages plus diversifiés et esthétiques, améliorant la qualité de vie des agriculteurs et des riverains.[6]
Mise en œuvre et recommandations
L'implantation d'un système de vigne mariée demande une réflexion stratégique intégrant à la fois la production viticole, la gestion arboricole et les contraintes du terrain. Voici quelques points clés :

Conception et agencement
Définir clairement les objectifs (biodiversité, brise-vent, gestion de l’eau, production de fruits ou de bois). L’orientation nord-sud est souvent privilégiée pour équilibrer l’ensoleillement, mais sur terrain en pente, l’implantation doit suivre les courbes de niveau afin de limiter l’érosion par ruissellement.[6][11]
Deux organisations principales existent :
- Rangs alternés : rangées d’arbres espacées (souvent 25-30 m) intercalées entre plusieurs rangs de vigne basse classique.
- Association vigne-arbre (forme traditionnelle "vite maritata") : un arbre sert de support à une ou plusieurs vignes. L’arbre peut être implanté tous les 5 à 8 m, parfois tous les 2 à 3 ceps. Des distances minimales entre les arbres et les ceps (3-4 m) restent recommandées pour limiter la concurrence.[6][11]
Choix des espèces
Opter pour une grande diversité d’essences rustiques et locales adaptées aux conditions pédoclimatiques, avec un feuillage léger et une bonne compatibilité avec la vigne, c’est-à-dire des espèces dont le système racinaire, le cycle végétatif et l’architecture du feuillage limitent la concurrence directe tout en laissant passer suffisamment de lumière.[4]
Les arbres à croissance rapide et compatibles avec les endomycorhizes sont favorisés. Historiquement, certains arbres comme le saule ou le noyer pouvaient altérer la saveur du vin selon d'anciens traités, mais des recherches modernes pourraient réévaluer ces interactions.[5]
Matériel végétal et plantation
Les jeunes plants d’arbres assurent un meilleur enracinement et une reprise plus rapide. Une préparation du sol anticipée avec paillage et décompaction est essentielle. Le pralinage des racines avec un mélange riche en microbes est recommandé lors de la plantation. Les jeunes plants doivent être protégés des animaux (gaines de protection) et tuteurés si nécessaire.[6]
L’introduction d’arbres est possible aussi bien lors de la création d’une nouvelle parcelle que dans une vigne déjà implantée. Dans ce dernier cas, la concurrence doit être gérée de manière progressive, avec irrigation ponctuelle et surveillance de la vigueur.
Entretien et gestion
La taille des arbres est essentielle pour réguler l’ombre et maîtriser la vigueur racinaire (taille en trogne, têtard, ou éclaircie du houppier). Un cernage racinaire périodique peut limiter la concurrence en eau et azote.[6]

La taille de la vigne mariée diffère de celle d’une vigne basse : elle est souvent conduite en taille longue, avec les sarments attachés à l’arbre puis redescendus ou laissés pendre, de façon à garder les grappes à hauteur d’homme pour faciliter la récolte. Dans les systèmes modernes, il est possible d’installer des fils ou cordes pour ramener les grappes vers le bas.
L’implantation de couverts végétaux (notamment légumineuses) entre les rangs ou autour des arbres contribue à enrichir le sol en azote et à protéger contre l’érosion.[6]
Réglementation
Il est impératif de se renseigner auprès des administrations compétentes (comme les douanes en France) concernant l'enregistrement des parcelles agroforestières viticoles, car les aides à la plantation sont généralement basées sur la surface réelle de vigne.[5]

Initiatives et retours d’expérience
En France : des expérimentations en cours
Le projet VITIFOREST teste la vitiforesterie dans plusieurs vignobles, Bordelais, Cahors, Côtes de Gascogne, afin de mesurer ses effets sur le microclimat, la biodiversité et la fertilité des sols. Les premiers résultats montrent déjà des bénéfices sur la régulation thermique, la présence de faune auxiliaire et la structure des sols.[10][8]
En Italie : des pionniers inspirants
Des viticulteurs comme Arnaldo Rossi, Andrea Polidoro, Paolo Bea ou Nicola Numeroso appliquent la vigne mariée à échelle commerciale. Le projet Jardin des Vignes des Alvéoles recrée également des paysages viticoles arborés inspirés des pratiques anciennes.
Ces expériences, parfois encore jeunes, fournissent des données précieuses pour améliorer les techniques, valider la faisabilité économique et inspirer de nouvelles installations.[12]
Une voie pour la viticulture de demain
La vigne mariée s’impose comme un modèle d’avenir pour conjuguer production viticole, agroécologie et valorisation du terroir.
En réintroduisant l’arbre dans le vignoble, ce système permet de:
- renforcer la résilience environnementale face aux aléas climatiques,
- diversifier les revenus grâce à des productions multiples,
- préserver un patrimoine paysan et paysager unique.
C’est un investissement sur le long terme, mais ses bénéfices environnementaux, économiques et sociaux sont multiples et durables. Pour les viticulteurs à la recherche d’alternatives, la vita maritata offre une piste à la fois innovante et profondément enracinée dans l’histoire agricole.

Défis et limites de la vigne mariée
Le système de vigne mariée, bien que présentant de nombreux avantages, connaît plusieurs limites.
Historiquement, l'abandon de la vigne mariée a été largement dû à l'essor de la mécanisation après la Première Guerre mondiale, car cette pratique est très exigeante en main-d'œuvre.[13] La taille et la récolte se font en hauteur, souvent avec des échelles ou des outils adaptés, ce qui est manuel et complexe. Les équipements spécifiques, comme les échelles en châtaignier de 50 pieds, sont coûteux et rares. De plus, la mécanisation actuelle n'est pas adaptée aux vignes mariées.[7]
En ce qui concerne le rendement, bien que ce système ait été historiquement conçu pour maximiser la production, des pratiques modernes visent à réduire les rendements par une taille significative pour obtenir des raisins de meilleure qualité. La vigne mariée a une densité plus faible qu'en viticulture intensive.[9]
D'autres contraintes incluent la concurrence potentielle des arbres pour l'eau et l'azote, bien que des études montrent qu'elle est plus prononcée pour l'azote et dépend de la distance entre les vignes et les arbres.[8] L'ombrage trop important des arbres peut également réduire la maturation des raisins et la qualité du vin sous certains climats.[14] Certaines essences d'arbres, comme le saule ou le noyer, étaient réputées pour altérer la saveur du vin. Enfin, des freins juridiques ou administratifs peuvent exister, notamment concernant l'intégration de la vigne mariée dans un contexte d'appellation et la déclaration des parcelles agroforestières. De plus, les phénomènes climatiques extrêmes, comme les tempêtes de vent, peuvent être dévastateurs pour ces systèmes hauts.[9]
Sources
- ↑ Fundus Agricultura, Vigne en hautain
- ↑ Wikipédia, Hautain
- ↑ 3,0 3,1 et 3,2 CIVAM Occitanie, Document technique sur l'agroforesterie viticole
- ↑ 4,0 4,1 et 4,2 Association Française d’Agroforesterie, 2022, Agroforesterie en viticulture – Guide pratique
- ↑ 5,0 5,1 5,2 5,3 5,4 5,5 et 5,6 Arnoux, Mickaël, 2021, La vigne mariée, un système de cultures d'avenir ?
- ↑ 6,00 6,01 6,02 6,03 6,04 6,05 6,06 6,07 6,08 et 6,09 IFV – Institut Français de la Vigne et du Vin, 2019, Brochure Agroforesterie en viticulture – ESOPE
- ↑ 7,0 7,1 et 7,2 YouTube, 2023, Vignes mariées dans les érables champêtres chez Andrea Polidoro
- ↑ 8,0 8,1 et 8,2 Charlois, 2023, La vitiforesterie ou le renouveau d’une tradition ancestrale
- ↑ 9,0 9,1 et 9,2 Wine Enthusiast, 2023, Vite Maritata Makes a Comeback
- ↑ 10,0 et 10,1 CORAL Occitanie, Agroforesterie viticole : la vigne vivante et mariée pour l’adaptation au changement climatique.
- ↑ 11,0 et 11,1 Parc Loire-Anjou-Touraine, 2021, Agroforesterie et viticulture – Fiche technique
- ↑ Les Alvéoles, Jardins des vignes
- ↑ WOWnature, 2021, La piantata padana e un paesaggio che non c'è più: breve racconto sui "mariti" della vite
- ↑ Vignes Ibos, Vignes mariées – présentation